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LA SAUVAGERIE DES HOMMES de CONROUX Manon (16-20 ans). Présélection Alcibiade 2020.

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LA SAUVAGERIE DES HOMMES de CONROUX Manon (16-20 ans). Présélection Alcibiade 2020. Empty LA SAUVAGERIE DES HOMMES de CONROUX Manon (16-20 ans). Présélection Alcibiade 2020.

Message par Admin Ven 3 Avr - 15:04

LA SAUVAGERIE DES HOMMES
Samigarius
de CONROUX Manon


Sept heures. Le réveil sonne. Mécaniquement, je lève la main et éteins ce son désagréable. Je retire les couvertures et pose ma jambe valide par terre, sur un sol froid. Tel un automate, j’attrape ma prothèse grossière et la positionne sur ce qui me reste de ma jambe gauche. Je me redresse, écarte les rideaux qui cachent les premiers rayons du soleil.
La pâle lumière s’infiltre au travers des carreaux poussiéreux et réchauffe doucement mon sombre studio. J’enfile les premiers vêtements que je trouve. Je me dirige d’un pas lent vers la minuscule salle de bain. J’ouvre le robinet dans un grincement témoignant de la vieillesse de la plomberie, laissant l’eau monter un peu en température. En attendant, je fixe mon reflet dans le miroir en face de moi.
Cette glace me renvoie le visage d’un homme triste et fatigué par la vie. Je n’y prête plus attention avec le temps. Mes cicatrices me sont devenues si familières, elles sont une partie de moi et moi une partie d’elle. J’ai appris à vivre avec elles.
L’eau ayant suffisamment coulé pour être tiède, je peux commencer à mouiller mes mains puis ma tête pour me réveiller. Puis, dans un autre grincement, je coupe l’eau et vais prendre mon petit déjeuner.
Dans ma pauvre cuisine jaunie par le soleil, je prends une tasse que je remplis de café bien noir. Il est assez amer pour pouvoir finir de me réveiller. Tout en le sirotant, j’observe les gens dans la rue. Elle commence à s’éveiller à six heures et demie, mais dès sept heures, elle bouillonne en tout sens. Il est sept heures et demie, et déjà, les gens se précipitent vers les échoppes. Je les observe.
Je suis ramené sur terre par un grésillement et des murmures dans le fond de la pièce. C’est ma radio mal éteinte. Je m’en vais à nouveau m’engloutir dans le mouvement de la rue, mais ces mots arrivent jusqu’à mes oreilles : « guerre » et « soldats ». Cela me suffit finalement pour augmenter le son de ce petit appareil :

« Dans les informations d’aujourd’hui, nous allons parler de la guerre qui dure maintenant depuis près de vingt longues années. Si certains ont oublié, aujourd’hui nous sommes le 14 octobre 2040 et nous célébrons jour pour jour le début de la guerre. Les rapports de ce matin sont tombés. Nos soldats ont réussi à repousser les Russes jusqu’à la frontière du Colorado. En Russie, notre armée a assiégé Saint-Pétersbourg cette nuit. Nous enchaînerons avec le bulletin météo après notre courte pause musicale ».

La voix d’une femme s’élève après les dernières paroles du présentateur. Ces mots m’ont ramené vingt ans en arrière. J’avais vingt-trois ans et j’étais un fier engagé dans l’armée américaine depuis cinq ans. Je me souviens du jour de la déclaration de guerre, d’avoir vu un nombre incalculable de garçons porter une arme sans savoir s’en servir. N’importe qui pouvait lire la peur dans leurs yeux. Mais nous sommes tous allés combattre en Russie. La plupart des jeunes terrorisés n’ont pas passé la première semaine. Ils ne savaient ni se battre ni se défendre. Ils sont morts comme des chiens. Dans cet enfer, il n’y a qu’une seule et unique règle : tuer ou être tué.
Mes noires pensées me reviennent, je pose ma tasse, prends mon manteau dans le vestibule et sors pour les oublier.
Je boite dans la rue commerçante. Les gens me fixent. Les mères rapprochent leurs enfants. Les hommes d’affaires dans leur costume impeccable changent de trottoir. Je me retrouve seul, tel un fantôme.
Les gens s’écartent. J’essaye encore de bien le prendre. Je me dis encore que je minimise trop mon importance. Puisque l’on me laisse de la place sur ce peu d’espace qu’offre ce morceau de bitume. Je me mens. Je gonfle le torse.
J’arrive devant la boulangerie sans avoir jeté un regard à la foule. Je sais déjà ce que j’y trouverai : du dégoût, de la peur, et bien pire, de l’horreur ou l’envie de me voir disparaître.
Je passe la porte. Elle est déserte. Les odeurs de pain frais viennent fouetter mes narines. Anthony, le propriétaire, sort de l’arrière-boutique en chantonnant. Il s’étrangle quand il se retourne pour me servir. Il me voit pourtant et comme tous les jours, il ne finit pas sa salutation.  
— Bonj…
Il tousse.
Je finis par être indifférent.
— Une baguette, s’il vous plaît.
Il me tend rapidement un pain brûlé pour se débarrasser de moi au plus vite.
— Je ne veux pas de celui-là, aujourd’hui. Il est noir comme du charbon. Je veux du blanc, fait avec une belle farine.
Il me regarde avec dédain et dit :
— Je ne vends pas mon meilleur pain à des gens de ton espèce. Ce sera ça ou rien.
Sans plus de paroles, je prends le pain et lâche quelques pièces sur le comptoir. Je fais le même chemin pour rentrer. Toujours avec autant de difficulté. Et toujours avec les regards désapprobateurs dans mon sillage. Un enfant, un peu trop curieux, demande à sa mère en me pointant du doigt.
— Il a quoi le monsieur ? Il a le visage tout bizarre et il ne marche pas droit.
Sa mère le dispute en le tirant par le bras et lui répond :
— C’est un monstre. Ne l’approche jamais. Il est dangereux.
Ces trois phrases me résument. Enfin, les gens de la petite ville où j’habite me résument par ces trois phrases. Je ne serais pas étonné si ces trois affirmations étaient inscrites sur ma carte d’identité.
Arrivé devant mon appartement, j’ouvre ma boîte aux lettres et prends le courrier. Il n’y a qu’une seule enveloppe. Elle ne porte pas l’adresse de l’expéditeur, mais sa couleur rouge indique son propriétaire : l’État.
C’est mauvais signe. Très mauvais signe.
Je monte les dizaines de marches qui me séparent de mon logement de fortune. J’ouvre la porte, haletant. Je rentre et déchire sans aucune délicatesse l’enveloppe. Je sors la missive :

Cher vétéran,
À la suite d’une restriction budgétaire, nous vous informons que l’appartement dans lequel vous logez aux frais de l’État vous est désormais retiré. Vous devrez quitter les lieux avant la fin de la semaine sous peine d’une amende d’un montant de 1 500 $. Votre demande de renouvellement d’aide a été refusée. Nous ne sommes plus responsables de vous et vous ne toucherez plus votre pension que vous percevez depuis cinq ans.
Veuillez accepter nos salutations les plus distinguées
L’armée des États-Unis d’Amérique

Je lâche la feuille de papier. Je suis abattu par la nouvelle.
On me donne un logement de misère, me dis-je, pour mes « bons et loyaux » services rendus à l’État. On me donne des aides qui me suffisent à peine. Maintenant, on me met dehors. Mais je n’ai nulle part où aller, moi. Je n’ai plus de famille, le pont entre mes parents et moi est coupé depuis longtemps et la rivière du temps n’a rien n’effacée. Je leur fais honte selon eux. Tuer pour la patrie, être soldat est un déshonneur pour eux. Ma Famille, ma seule vraie famille à moi, c’est l’armée. Je l’ai servie, je l’ai aimée, même quand elle m’a renvoyé du front avec le visage détruit et une foutue jambe en moins. Mais là, elle me met à la rue. Mon propre pays me donne comme logis un morceau de bitume froid et maintenant il me jette à la rue comme un vulgaire chien. Quelle hypocrisie !
Je suis énervé.
Je vais dans la salle de bain et m’asperge le visage d’eau pour atténuer ma douleur intérieure. Mes yeux croisent mon reflet. Je peux observer mon nez écrasé, la commissure gauche de ma lèvre remontée jusqu’au milieu de ma joue dévoilant ainsi une bonne partie de ma mâchoire et de ma dentition. Plusieurs cicatrices me barrent le visage comme si quelqu’un avait voulu coller différentes textures de peau ensemble. La moitié de mon crâne est brûlée et la peau a flétri en recouvrant certains endroits de croûtes épaisses. Mes doigts sont crochus et mes mains calleuses. Mon torse ressemble à peu près à quelque chose d’humain si on ignore le fait que l’on peut voir mes os à chaque respiration.
Les souvenirs me remontent. Je dois cette apparence qui me vaut le surnom de monstre à un bombardement sur nos tranchées. Je n’ai pas eu le temps de m’enfuir après avoir aperçu les avions. J’ai fini dans un trou de terre gelée, à attendre que la mort me cueille. Mais un de mes compagnons m’a repéré et m’a tiré jusqu’à un endroit à peu près sûr pour pouvoir me faire évacuer avec les morts et les blessés.
Je suis tellement irrité par cette vision que je frappe le miroir et le brise en milliers de morceaux. Je me coupe. Je saigne. Mais cela m’importe peu, tant que je peux extérioriser mes émotions.
Je finis à genoux, en pleurs, sur le carrelage de cette pièce minuscule.

La semaine est passée, comme siffle une balle.
Je suis devant mon immeuble avec un sac. Je regarde une dernière fois la façade grisâtre de cette bâtisse. Il se met à pleuvoir, à croire que le ciel s’est accordé à mon humeur. Je me traîne alors dans les rues, à la recherche d’un logement pour la nuit. J’ai fait un peu de porte-à-porte, mais comme je m’en doutais, on m’a claqué la porte au nez en m’insultant. Je ne suis pas le bienvenu (même si je le savais déjà). Les logements sociaux n’existent plus. L’État les a réquisitionnés pour en faire des logements pour les militaires en faction dans la ville. Les casernes et les bases militaires étant devenues les principales cibles, il fallait impérativement cacher ses précieux soldats. Et puis virer de pauvres gens de leur seul logement n’est pas vraiment un problème. Qu’ils meurent de faim dans ces bâtiments ou dehors, la finalité est la même. Ils meurent.
Je m’installe alors dans une impasse, à l’abri des regards. La nuit tombe. La pluie se transforme en torrent, comme pour me narguer de n’avoir plus de toit pour me protéger d’elle. Je sors de mon bagage un morceau de pain brûlé et essaie de le manger. Je m’enveloppe comme je le peux dans mon imperméable pour garder un peu de chaleur. La pluie battante me fouette le visage.
À l’opposé de mon impasse, je vois quelque chose voler dans un bruit de plastique. Je suis prêt à parier que c’est une bâche. En avançant, je vois que j’avais raison. Je me débrouille pour l’extraire des détritus dans lesquels elle se trouve. Je l’amène à la lumière d’un lampadaire et constate qu’elle mesure environ cinq mètres sur trois. Heureux de ma trouvaille, je construis une sorte d’abri. Ce morceau de plastique me permet au moins d’avoir un toit. Demain matin, j’essaierai de fouiller dans les ordures pour essayer d’aménager et d’améliorer mon logis de fortune. Je pense que finalement la vie dehors ne sera pas si terrible. Je serai seul avec mes pensées. Un peu comme avant. Il me manquera l’eau courante, l’électricité, le chauffage et la nourriture tous les jours. Exactement comme à la guerre. J’y ai survécu, on peut dire. Donc ici, sans les tirs et les bombardements incessants, je devrais réussir à vivre.
Je m’endors.
Les rayons de lumière perçant à travers les nuages me chatouillent doucement le visage et viennent me réveiller paisiblement. J’en oublierais presque que je dors sur du béton. Je me lève et essaye de suspendre mon manteau pour le faire sécher un peu. Je constate avec joie que la bâche n’a pas bougé pendant la nuit. J’éprouve une certaine joie, peut-être la seule depuis cinq ans. Ha foutu instinct de survie ! Je fouille dans mes maigres provisions et trouve quelques lanières de bœuf séchées ainsi qu’une orange. C’est un petit déjeuner frugal, mais au moins, je mange.
Je passe ma journée dans les poubelles de différents quartiers pour essayer de dénicher quelque chose d’utile pour renforcer le plastique bleu qui me permet de me cacher. Les gens de cette ville savent maintenant que je suis un habitant de la rue. Un groupe de trois ou quatre adolescents est venu m’insulter dans l’après-midi : « C’est tout ce que tu mérites, monstre ! » Sans faire d’esclandre, je me suis aussitôt remis à ma tâche. De toute manière, ce n’est pas une poignée de jeunes noyés dans la violence de notre époque qui va m’impressionner et m’empêcher de rester en vie, la milice, c’est autre chose.
La nuit se couche docilement sur les rues grises et mornes de ce pays en dérive. Je me permets, pour la première fois depuis mon retour, d’observer le coucher du soleil. Ce grand cercle rouge me fascine. Il continue inlassablement sa course parmi les astres, sans se soucier des ennuis des autres, grand témoin de tout ce qui sur notre pauvre planète vole en éclat. Mais lui, il ne se révolte pas. Il reste à sa place, sans broncher une seule seconde. Imperturbable. Il reste le même, il brûle et réchauffe et éclaire toujours autant, mais avec cette couche d’ozone qui se barre, je détourne vite les yeux. Il brûle et éblouit une terre qui comme moi n’en peut plus.
Ce monde m’exaspère. Nous sommes tous baignés dans la violence. La guerre a pris possession de tous les esprits de cet univers. Dans les salles de classe, les professeurs font réciter aux enfants des poèmes dans lesquels on parle des grands ennemis de l’Amérique : les Russes sont des êtres barbares ne cherchant que le sang et les Chinois des personnages minuscules toujours à la recherche de plus de richesses. Alors il est logique que les enfants s’enrôlent plus tard dans l’armée dans l’espoir de massacrer l’ennemi.
Malheureusement ils ne servent que de chair à canon pour protéger des lâches en costards cravates, barricadés derrière leurs magnifiques maisons. C’est une belle propagande qui s’est mise en place au fil des années. Le pays perd la main sur cette boucherie depuis quelque temps, alors il devient de plus en plus exigeant et beaucoup plus sévère. Ce monde ne vit que dans la haine de l’autre. L’entraide devient si rare de nos jours que si quelqu’un vous tend la main vous le bénissez. Je pense que finalement nous sommes impuissants face à ce manque d’amour pour son prochain. Mais que peuvent les hommes face à tant de haine avait écrit Tolkien. Rien. Voilà la réponse la plus simple. La haine est un poison qui coule dans nos veines et dont personne ne peut se débarrasser. Le pays que j’ai connu avant n’est plus le même. Maintenant, le pays n’est plus solide parce qu’il est en miette et construit sur du sable. Avant il était le soleil de ce monde. Mais le soleil n’est qu’une étoile et une étoile meurt en détruisant tout sur son passage. Les États-Unis sont un soleil en train de s’éteindre et quand il implosera alors tous autant que nous sommes nous mourrons dans les flammes de l’Enfer que nous-mêmes avons créé.
Je suis tiré de ma contemplation par les hurlements d’une fille. Curieux, je quitte mon morceau de trottoir. À deux-trois rues derrière la mienne, je tombe sur un homme en costume et une adolescente. L’homme a le bas du pantalon replié, le haut de la chemise déboutonnée et la cravate pendue autour du cou totalement dénouée. Ses cheveux sont en bataille. Il parle fort et sa démarche est peu assurée. Il est alcoolisé. Quant à la jeune fille, elle est vêtue de haillons et marche pieds nus. Ses cheveux bruns et gras volent dans tous les sens. Elle se débat férocement pour se défaire de l’emprise de l’ivrogne. Je me rapproche en entendant un ultime cri de peur sortir de la bouche de la jeune fille.
L’homme lui écrase une main sur la figure avec un regard mauvais. Les rares personnes qui passent dans le quartier encore éveillé ne daignent pas intervenir et pressent le pas. Ils s’écartent aussi vite que si la fille avait la peste. Le proche couvre-feu doit servir d’alibi à leur crasse conscience.
Je vois l’homme amener la file au sol près d’une benne à ordure qui dégueule. Il se cache à l’ombre de celle-ci. De là où je suis, je suis témoin de toutes ses actions. L’une de ses mains devient baladeuse et la fille commence à pleurer silencieusement, connaissant parfaitement le triste sort qui l’attend dans cette rue infréquentée sauf des rats.
Je ne peux en supporter plus. Je sors de ma cachette et prends un morceau de bois plutôt lourd qui gisait dans un coin. Je les rejoins. L’homme continue et la fille semble terriblement absente. Je m’approche derrière le criminel.
— Tu ne vois pas qu’elle ne veut pas s’amuser avec toi !  
L’homme soulève la tête de sa proie.
— Écoute-moi bien, dit-il, laisse-moi faire mon affaire tranquille et retourne chez toi !
Puis il me fixe jusqu’à ce qu’il me reconnaisse.
— Tiens… le monstre… Tu viens sauver les demoiselles en détresse, maintenant ? Tu cherches de la compassion et de la pitié ? Tu n’y arriveras pas, alors va-t’en !
Il voit que je ne compte pas partir tant qu’il n’aura pas laissé la fille tranquille. Il se lève en grommelant. Elle en profite pour s’éclipser. Énervé, l’alcoolique fonce sur moi et commence à me frapper. Seulement je suis mieux entraîné et je reste toujours vif malgré mes blessures. Je me défends sans le blesser ou le toucher. Je n’ai pas envie de passer du statut de monstre à celui de criminel. Je suis déjà à la rue, je vais éviter d’obtenir cette autre promotion.
À cause de ma malnutrition, je me fatigue rapidement à esquiver et parer ses coups. Je décide de mettre fin au combat. Je le frappe à la tête avec le bâton. L’homme tombe au sol. Je ne l’ai pas tué. Il est juste assommé. Il va, lui aussi, dormir dehors cette nuit.
Je ne m’occupe pas de chercher la fille. Elle a fui avec raison et de toute manière, je doute qu’elle veuille revoir un homme cette nuit.
Des témoins immobiles de ma bagarre, des immeubles alentour, me hurlent de leurs fenêtres ouvertes :
— Ignoble !
— Qui êtes-vous pour lever la main sur un honnête homme ?
— Salaud ! Tu lui fais les poches !
— J’appelle la milice !
Je soupire. Les gens ne veulent voir que ce qu’ils souhaitent. Je viens de sauver une adolescente sur le point de se faire violer, mais je reste une ordure à leurs yeux, car le criminel, lui, porte un beau costume. Je commence à croire que ce sont les hommes les monstres. J’ai parfois l’impression d’être plus humain qu’eux. Qu’ils aillent au diable avec leurs idées reçues qu’ils aiment tant !
Je retourne, alors, docilement, jusqu’à mon abri d’infortune.  
Je ne suis visiblement pas le seul à aimer mon petit abri. Une personne sous ma bâche fouille avec minutie mon pauvre sac. Je la reconnais. Elle doit se sentir observée parce qu’elle se redresse et me scrute attentivement. Puis, rapidement, attrape le sac, avant que je puisse ouvrir la bouche et elle prend ses jambes à son cou. J’arrive à l’attraper par le bras avant qu’elle ne dépasse le coin de la rue. Elle se retourne vivement faisant voler sa chevelure chocolat et me laissant voir deux taches bleues derrière ses paupières sales. Ces yeux. C’est la jeune fille de la ruelle. Elle se dégage de ma poigne.
— Je crois que tu as quelque chose qui m’appartient, dis-je en tendant la main.
— Il est à moi maintenant ! répondit-elle avec animosité.
— Si tu me rends mon sac, je veux bien le partager.
Cette proposition semble l’étonner. Je peux presque voir les rouages de ses pensées tourner à mille à l’heure pour rechercher l’erreur ou le piège qui pourrait lui coûter la vie.
Je doute. Vais-je vraiment récupérer mon sac ? Si la réponse est positive, je ne fouillerai pas les poubelles. Alors que si la jeune fille retourne dans les ombres de la cité, je suis bon pour fouiller et plonger dans les sacs noirs des ordures qui s’entassent en bas des immeubles.
Doucement, elle esquisse un mouvement en ma direction. Elle me tend mon sac.
— Tiens. Je crois que c’est à toi.
Je reprends mes affaires.
— Tu as quoi au visage ? me lance-t-elle.
Je reste stoïque en fixant mon sac quelques secondes. À part mon fils, personne ne m’avait posé la question.
— Oh, tu m’entends ? Si tu ne veux pas m’en parler, libre à toi !
— J’ai fait la guerre.
— C’est elle qui t’a infligé ça ?
— Oui.
— Je ne connais rien de la guerre. Mais je sais qu’elle est traîtresse, cruelle et barbare.
— Tu as raison. La mort a trouvé sa poule aux œufs d’or dans cette activité. Elle doit se régaler.
Il n’y a rien d’autre à dire. Nous nous fixons. Je décide de retourner dans mon nouveau chez moi. Je sais qu’elle me suivra. Elle ne va pas abandonner son précieux butin dans les mains d’un inconnu.
De retour sous ma bâche, je sens sa présence. Je commence à sortir le contenu de mon sac, à l’étaler sur le sol et à diviser en deux parts égales ce qu’il me reste ; autant dire pas grand-chose.
J’emballe de la nourriture dans une chemise et je la lui tends sans la regarder, puis me couche.
— Tu as ce que tu veux maintenant. Tu peux partir.
Je n’entends rien. Aucun mouvement et aucun son. Je lève les yeux et remarque qu’elle a un bout de papier glacé rectangulaire entre les mains. Elle le fixe avec attention. Elle me regarde.
— Qui sont ces personnes ?
Ce qu’elle observe est une photo. Une photo tombée de la poche de la chemise. Je l’avais oubliée. Mais pas ce qu’il y a dessus. On peut y voir une jolie femme blonde qui sourit à l’objectif. Dans ses bras, elle tient un garçon âgé de six ans. Il est brun et aussi souriant que la femme.
— C’est Hélène et Nicolas, répondis-je.
— Ils ont l’air heureux. Où sont-ils ?
— Ils l’étaient. Ils l’étaient énormément. Mais ils ne sont malheureusement plus de ce monde. Ils ont quitté la vie de la manière la plus affreuse qui soit.
— Laquelle ?
— Il y a cinq ans, il y a eu une première vague de bombardements sur la ville où ils habitaient. Le signalement a été lancé, mais trop tard. Hélène est sortie et a couru avec Nicolas dans les bras. Sauf qu’elle a fait demi-tour. Elle a voulu récupérer une photo, mais au moment de s’enfuir, une bombe est tombée sur notre maison. Elle a péri sous les décombres avec le seul souvenir d’un homme comme dernière vision du monde. Nicolas, quant à lui, est mort en pleurant dans une ruelle. Hélène l’avait confié avant de repartir à l’une de ses amies, mais la femme l’a abandonné. Il y eut une deuxième vague de bombardements. C’est ce qu’on m’a dit.
— Qui est l’homme de la photo ?
— C’est moi. J’ai changé. C’était avant l’hôpital et qu’on ait fini de sauver chez moi ce qu’il y avait à sauver. Ils sont venus me voir tous les jours jusqu’au bombardement.
— Qui étaient-ils pour toi ?
— Ma femme et mon fils, dis-je dans un souffle.
— Je suis désolée, murmura-t-elle.
— Tu n’y es pour rien.
Sur ces révélations, je propose à la jeune fille de rester dormir pour cette nuit. Cette conversation me replonge dans mes douloureux souvenirs.
Je revois Hélène me sourire et m’embrasser lorsque je suis à l’hôpital. Je me souviens de la réponse de ma femme lorsque mon petit garçon m’avait demandé ce que j’avais au visage :
« Ton père porte les marques de son courage et de sa force. Tu comprendras quand tu seras plus grand. Mais sache que tu ne dois pas avoir peur de ce visage. Sois-en fier, Nicolas. Sois-en toujours fier ».
Ce fut la plus belle phrase que ma femme ait pu dire après le « oui » prononcé à la mairie dix ans plus tôt. Mais la vie est d’une cruauté sans égale. Le destin m’a plongé dans mon train de vie monotone en m’arrachant les deux plus belles choses de mon existence.
Un sourire nostalgique et une larme solitaire sont mes deux derniers compagnons avant que je ne rejoigne Morphée pour une nuit sans rêve.
Le lendemain, pointe le bout de son nez avec peine. La jeune fille remue. Elle se rapproche de moi, comme pour capter la chaleur de mon corps. Il faut dire que le froid mord les maigres chevilles dénudées de ma colocataire dont j’ignore le nom. Elle bouge de plus en plus.
Le vent glacial qui s’introduit vicieusement dans les plis de mes vêtements finit de me réveiller. Une idée me traverse l’esprit. Je me lève. Je fais quelques pas en m’étirant. Je tombe sur des palettes cassées, entassées plus loin sur le trottoir. Je me dirige vers ce précieux bois. Je le charge sur mes bras et le dépose sur le sol, devant la bâche. À l’aide d’un briquet et de feuilles mortes, je réussis à démarrer un feu. Enfin ! Un peu de chaleur !
La fille aux cheveux couleur de boue se lève et se précipite sur le feu. Je la scrute, essayant de deviner son histoire :
— Quel est ton nom ? lui demandé-je.
— J’en ai plusieurs : la gamine, la voleuse, la saleté… et beaucoup d’autres.
— Et ton vrai nom ?
— Gwendolyne. Et toi ?
— Je n’ai plus de nom depuis longtemps.
Elle allait dire autre chose, mais des rires nerveux et des cris explosent. Quelques étages au-dessus de nous, des couples s’engueulent et un bébé pleure. Des amants ou des cocus, me dis-je. Puis quand tout s’atténue, un homme hurle, par une fenêtre du même immeuble qu’il va en descendre un si ça continue.
Les gens ne sont pas commodes dans le quartier. Comment peut-on se réveiller de si mauvaise humeur ?
Le feu devient plus important et nous donne plus de chaleur, mais une fumée noire en sort. Il y avait du plastique au milieu des feuilles.
Pour le moment, ce qui m’importe, c’est le contenu du petit déjeuner. Pendant que je recherche de quoi manger dans les provisions amassées çà et là, une porte claque.
— Hey ! Il y a quelqu’un qui approche et il n’a pas l’air très sympa, m’informe Gwendolyne.
Je me détourne de mon sac et trouve un homme gros et menaçant marchant dans notre direction. Il martèle le béton avec force. Je ne pense pas qu’il soit très enclin à la conversation.
— Vous m’expliquez ce que vous faites ! Vous enfumez tout le quartier, c’est absolument insupportable ! hurle-t-il.
— Désolé monsieur, mais nous avons froid mon amie et moi, répondis-je.
— Je n’en ai rien à faire. Vous me dérangez pour dormir !
— Excusez-moi de vivre à la rue et de vouloir profiter du confort de la chaleur.
— Écoute-moi bien le monstre ! Tu vis à la rue et c’est tout ce que tu mérites parce que tu ne peux pas faire quelque chose de bien sur cette terre. Personne ne veut de toi ici, même tes parents ne veulent pas de toi, puisque tu es là. Alors, pour une fois dans ta vie, essaie de ne pas être un poids !
La colère commence à monter en moi. J’ai aidé comme je pouvais mon pays, ma nation et voilà les remerciements que j’obtiens, de la haine. Quelle superbe récompense ! La vie a un humour assez tordu à mon goût.
La conversation attire un groupe d’hommes. Une milice de quartier. C’est pas des rigolos et elle n’aime pas les clodos.
Eux aussi s’approchent de Gwendolyne et de moi. Avec eux aussi, la conversation s’échauffe.
Un poing fuse et s’écrase sur mon visage. Je titube, sonné par la soudaineté du coup. En retrouvant mon équilibre, je cherche mon amie du regard. Bloquée derrière un groupe d’hommes elle essaie de les pousser pour me rejoindre.
— Vas-y jojo mets-lui une bonne correction.
Le gars qui m’a frappé est un rapide, un boxeur pro. Le crâne rasé. Rapide comme le vent.
Un crochet sous le menton me foudroie. Je tombe à terre. Bientôt les coups de pieds et de poings de ses acolytes pleuvent sur moi sans que je puisse réussir à m’échapper de la tempête de violence de ces hommes. Je suis battu comme un pauvre animal. J’entends Gwendoline.
— Arrêtez ! Il n’a rien fait de mal !
Mais ils refusent d’arrêter. Pourtant j’arrive à me relever avec difficulté. Je porte mes bras devant mon visage pour me protéger. Je frappe et mets à terre un type et fauche la jambe d’un second. Mais un coup de pied dans ma poitrine et un autre dans mon estomac me fait voir les étoiles. Très vite, je suis dépassé et commence à sentir un goût métallique dans la bouche.
Du sang.
Un poing me frappe en plein milieu de mon plexus solaire. Ne trouvant plus d’oxygène, je m’écroule sur le sol. Je cherche mon air.
— Alors, on ne se défend même pas ? On est trop faible le monstre ? C’est pathétique.
Le Boxeur qui vient de me cracher ces paroles s’assoit sur mon corps et commence à enchaîner les coups pendant que ses copains rigolent en empêchant la jeune fille de me rejoindre. Je commence à me sentir de plus en plus faible.
Je me revois, il y a cinq ans, dans ce trou de boue dans lequel je croyais vivre ma dernière vision. Mais je me suis trompé. Ma dernière vision c’est celle-ci : celle d’un homme qui n’est pas un soldat et qui prend plaisir à battre un autre homme dans une ruelle d’un quartier qui n’est pas en guerre. Il le fait avec un sourire diabolique et un éclair de folie dans le regard. On me bat à mort pour un feu qui m’aurait permis de rendre ma journée un peu moins pénible.
Je vois l’homme lever le poing une énième fois et l’abattre avec violence sur mon crâne dégarni. J’entends un craquement dans ma nuque. Je ferme les yeux. Je me sens partir. Je ne sens plus rien. J’ai l’impression que l’homme continue son manège. Ma tête roule sur le côté. Je vois Gwendoline en pleurs, hurlant de me laisser. Un flash bleu et rouge éclaire le mur de la ruelle. Elle court jusqu’à cette source de lumière. Elle revient en tirant par le bras un homme en uniforme. Elle tente de lui expliquer la situation. Le policier tourne son regard vers moi. Il me regarde avec dédain, dit quelque chose à la jeune fille et s’en va. Gwendolyne hurle. Elle se précipite vers moi, mais un autre homme lui barre la route. C’est ma dernière vision. Je disparais dans le néant loin de la sauvagerie et de l’inhumanité des hommes.
Je les entends rire et dire :
— On a tué le monstre.


Dernière édition par Admin le Mar 13 Avr - 13:40, édité 1 fois
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LA SAUVAGERIE DES HOMMES de CONROUX Manon (16-20 ans). Présélection Alcibiade 2020. Empty La jeune auteure Manon Conroux. Sélection 2020/2021.

Message par Admin Ven 3 Avr - 16:26

MIEUX CONNAÎTRE L'AUTEURE
MANON CONROUX
Lycée NOTRE DAME SAINT JOSEPH
23 rue Thiers, 88000 Épina


Bonsoir monsieur Lusetti,
Merci pour votre approbation et pour votre aide précieuse sur ce récit. Je vais essayer de répondre à vos questions comme je le peux.

1) Je m'appelle CONROUX Manon, j'ai 17 ans et je suis en Terminale L. J'aime beaucoup tout ce qui touche aux mots en général : lecture, écriture, chansons, calligraphie... D'aussi loin que je me souvienne, j'écris depuis que je sais écrire. J'écris souvent sur des sujets compliqués à aborder en société et j'aime beaucoup dénoncer quelque chose dans mes écrits. C'est un principe que j'utilise beaucoup en poésie. En ce qui concerne la lecture, je suis très souvent le nez dans un bouquin. Je suis tombée amoureuse des écrits de Tolkien, en particulier du Hobbit. J'aime beaucoup Harry Potter aussi ainsi que Eragon.

2) En début d'année ma professeur de philosophie a parlé du prix Alcibiade. J'étais tout de suite intéressée. Le thème de l'inhumanité est un thème qui permet de créer tellement de choses que cela m'a encore plus poussé à participer au concours.

3) Le thème de mon histoire est l'idée que le monstre soit l'homme et l'homme, le monstre.

4) J'ai fait ce choix car je trouve que nous vivons dans un monde qui devient de plus en plus égoïste et qu'à force d'être centré sur nous même, nous ne voyons pas ce qu'il y a autour de nous. Donc des gens se comportent comme des monstres mais ne seront jamais punis car personne ne voit leurs actions ou alors ils ont l'apparence d'une personne lambdas et personne ne croira le plaignant.

5) J'ai souhaitais exprimer deux idées. La première est que l'apparence ne change pas ce qu'il y a à l'intérieur de nous. Une personne peut avoir l'air de quelqu'un de tout à fait normal et sans histoire alors que finalement c'est quelqu'un qui est très narcissique et qui frappe sa femme tous les soirs. Alors qu'une personne qui aurait une mauvaise apparence, si je puis dire, sera traitée comme une moins que rien alors qu'elle a le coeur sur la main. La deuxième idée est le fait que ce que nous traversons nous construit et que nos cicatrices sont les marques de nos combats et de nos victoires.

6) Quand un vétéran apprend qu'il doit vivre sur les trottoirs de sa ville car l'Etat ne peut plus l'aider malgré l'énergie qu'il a donné pour sauver sa patrie, c'est la douche froide. Mais quand il comprend qu'il devra survivre sans le soutien de personne, à cause de son apparence, la réalité lui saute aux yeux : il est définitivement seul. Jusqu'au jour où il croisera un regard bleu derrière une chevelure brune.

7) J'écris à l'instinct. J'utilise les mots pour exprimer, généralement, des sentiments assez négatifs (c'est pour cette raison que ce que j'écris est rarement joyeux). Quand j'écris de la poésie, je ne réfléchis pas. Alors que pour cette nouvelle, certes je l'ai écrite à l'instinct mais j'ai pris le temps de faire attention aux mots employés. Je ne montre pas très souvent ce que j'écris mais j'ai tout de même deux trois lecteurs qui me donnent un avis assez objectif quand j'en ai besoin.

Cool J'ai encore quelques projets littéraires. Cela fait près d'une dizaine d'année que j'essaye d'achever l'écriture de mon premier roman. Et je suis actuellement en train de rédiger un recueil de poésie sur la plateforme québécoise : Wattpad, qui est titré De Bout en Blanc.

J'espère avoir été assez claire.

Cordialement

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